• POEMES D'AUTEURS :Le désir de peindre

     

    LE DESIR DE PEINDRE

    Malheureux peut-être l'homme, mais heureux l'artiste que le désir déchire!
     
    Je brûle de peindre celle qui m'est apparue si rarement et qui a fui si vite, comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit. Comme il y a longtemps déjà qu'elle a disparu!
     
    Elle est belle, et plus que belle; elle est surprenante. En elle le noir abonde : et tout ce qu'elle inspire est nocturne et profond.
    Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l'éclair : c'est une explosion dans les ténèbres.
     
    Je la comparerais à un soleil noir, si l'on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur. Mais elle fait plus volontiers penser à la lune, qui sans doute l'a marquée de sa redoutable influence ; non pas la lune blanche des idylles, qui ressemble à une froide mariée, mais la lune sinistre et enivrante, suspendue au fond d'une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent ; non pas la lune paisible et discrète visitant le sommeil des hommes purs, mais la lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée, que les Sorcières thessaliennes contraignent durement à danser sur l'herbe terrifiée!
     
    Dans son petit front habitent la volonté tenace et l'amour de la proie. Cependant, au bas de ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l'inconnu et l'impossible, éclate, avec une grâce inexprimable, le rire d'une grande bouche, rouge et blanche, et délicieuse, qui fait rêver au miracle d'une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique.
     
    Il y a des femmes qui inspirent l'envie de les vaincre et de jouir d'elles; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard.


    Charles Baudelaire

    Le spleen de Paris

     

    « Le désir de peindre » est le trente-sixième poème en prose du recueil '' Les Petits Poèmes en prose'' de Baudelaire. Cette forme d'écriture qu'est la prose, sans rythme et sans rimes permet de mieux saisir les images données. Grâce à la langue riche en image et en sonorités, aux impressions fortes, à l’absence de personnages bien caractérisés, le lecteur se confectionne au fil du poème sa propre image.
                                        Nous étudierons dans un premier temps le processus d'écriture de la description, comment l'auteur la construit, et pour finir nous étudierons les images données.
                                                                                  
                            Dans « le désir de peindre », le poète nous décrit le souvenir d'une rencontre mémorable. Dès le début, le lecteur chemine à travers une description vivante et imagée. Semblable à une peinture, cette dernière permet au lecteur de se faire une image d'un caractère décrit.

                                                           *
    *Le processus d'entrée en poésie du poète dans le texte:
     
    Le poète entre en effet dans un processus en 4 étapes de plus en plus intériorisé :
    1)→ Introduction, il parle de généralités
    2)→ Il évoque la féminité « celle qui m'est apparue »
    3)→ Il la décrit « Elle est belle, et plus que belle... »
    4)→ Il la compare « Je la comparerais à un soleil noir... »



    Pour commencer, il établit une polarité entre le poète et l'Homme en général :
    'malheureux peut-être l'homme, mais heureux l'artiste que le désir déchire'. (l.1)
    La création du poète commence donc par un état de désir, première condition, même s'il y a une part de souffrance.

    (l.2) L'auteur est en état de créer « Je brûle de peindre celle qui m'est apparue si rarement », Ce désir se précise ! S'agit-il d'un souvenir, d'une rencontre ? En tous cas, un vécu particulier a provoqué cet écho en lui.
    On trouve le champ lexical de la brièveté et du regret (du passé?), de même qu'une parenté avec la nuit: ' si rarement, fui si vite, belle chose regrettable, emporté dans la nuit,Longtemps déjà qu'elle a disparu' !

    *La description donnée, le moment de la découverte :
    le temps employé est le présent.
    le mot 'belle' revient encore 2 fois, 'elle' 4 fois

    (l.5)« [...]elle est surprenante » il y a plus que sa beauté ! La description ne s'attarde que très peu sur le physique mais s'attarde surtout sur la qualité d'âme. « Elle est belle, et plus que belle...» il l'approche doucement , étape après étape comme une chose délicate qui pourrait s'enfuir à tout moment.
    Il donne  enfin un élément concret : 'le noir', une couleur forte adoucie par 'abonde', mot qui trouve comme un écho un peu plus loin dans 'profond', (et aussi dans 'explosion') : c'est un noir généreux !

    l. 6 Il y a ensuite antithèse avec des éléments de lumière : 'scintille', 'illumine', 'éclair'
    associé au regard, aux yeux, le deuxième élément concret, humain.
    Pour en arriver, par gradation, à l'antithèse qui est en événement en soi : .scintille vaguement le mystère..regard illumine comme l'éclair : c'est une explosion dans les ténèbres.
    Est-ce la rencontre avec un être, est-ce une révélation ?
    Le mot « femme » n'est jamais évoqué, mais c'est grâce aux éléments donnés, aux couleurs, aux nuances  et ambiances  que nous percevons un caractère, précisément celui de la féminité. Chaque élément nourrit petit à petit ce caractère qui se dessine et se forme dans notre imaginaire pour finalement se préciser à la fin du poème. Serait-ce le caractère de l'Idéal de poésie que Baudelaire tente de définir ?
    Cette rencontre cependant reste entourée de choses non expliquées : 'surprenante.... nocturne et profond... antres, mystère' qui font en partie son charme !

    *La forme :                              
                   
     La façon de décrire est très mystérieuse : c'est plutôt une caractérisation, en aucun cas une définition !
     Elle amène ainsi le lecteur à se faire sa propre image du personnage. Le fait que le texte soit écrit en prose accentue ce côté flou et mystérieux.
    Il y a cependant plusieurs exemples de rythmes binaires :
    malheureux...heureux
    si rarement... si vite
    comme une belle chose regrettable... comme il y a longtemps...
    Belle, plus que belle
    nocturne et profond
    le rythme 'deux' se retrouve aussi dans les deux yeux, et dans : 'ses deux yeux.... et son regard...'


      Puis vient, dans l'ordre des choses, après le désir réveillé par un souvenir/ une réminiscence, et le moment de la rencontre/découverte, le moment de l'entrée en activité du poète :
    il s'agit là d'une recherche (d'un travail de la conscience?) pour trouver l'image exacte.                           
                                      
    Ce quatrième paragraphe suit une gradation, l'auteur est enfin entré dans le processus de création, dans la comparaison.  Il a ainsi besoin de suivre une approche successive, et d'établir des polarités selon le rythme binaire déjà rencontré plus haut:
    soleil noir.... astre noir versant la lumière et le bonheur (de nouveau, l'idée d'un noir 'généreux'!)
    la lune...« non pas la lune blanche des idylles […] mais la lune sinistre et enivrante... ».
    non pas la lune paisible et discrète... la lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée... (de nouveau, comme pour 'explosion', un phénomène violent!)
    Notons que cette mention de la lune rejoint le champ sémantique des ténèbres déjà relevé plus haut !

    L’élément lune dispose de deux aspects opposés :
    Elle est à la fois glaciale de par sa lumière blafarde et froide qu'elle dégage, pareil à une
    « froide mariée », mais elle est également romantique mélancolique et attirante. La lune représente en effet  le symbole de l'amour, de l'ambiance romantique. Elle a quelque chose de fascinant. La nuit, sa lumière nous protège, c'est une lueur rassurante dans l'obscurité. Le fait qu'elle soit accessible au regard sans qu'elle nous aveugle, elle apparaît moins agressive, moins percutante que le soleil et paraît de ce fait plus proche des hommes.

    Nous observons (l.9) un oxymore « soleil noir », deux termes s'opposent dans un même groupe. L'élément soleil est à la fois agressif de par sa lumière puissante mais aussi chaleureux, apportant « lumière et bonheur » comme nous dit Baudelaire.
    Un « soleil noir » accentuerait les deux faces du caractère de la femme :
    Une face rayonnante et chaleureuse comme le soleil, contre balancée par une face noire, couleur sinistre, couleur du deuil et de la tristesse.

    Le paragraphe commencé dans la lumière et le bonheur, termine sur une scène de violence et d'effroi ! De nouveau, donc, il y cette dualité entre générosité, beauté d'un côté, et effroi, violence de l'autre, comme on le voit en relevant les deux champs sémantiques dans ce 4ème paragraphe :

     
    Redoutable influence

    lune sinistre et enivrante

    nuit orageuse et bousculée

    lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée... contraignent durement à danser ..
    herbe terrifiée    Soleil noir, astre noir versant la lumière et le bonheur
    lune blanche des idylles, qui ressemble à une froide mariée
    lune paisible et discrète... sommeil des hommes purs     

    Les personnages évoqués sont:
    d'un côté : froide mariée, de l'autre : sorcières thessaliennes
    l'accent est donc plus important du côté nocturne, qui est plus vivant, plus dynamique, malgré sa connotation effrayante (des sorcières!)
    le rythme des phrases s'allonge, chaque fois qu'il 'met de côté' une image paisible et entre dans l'élément dramatique ! Un peu comme un rythme binaire certes, mais 'boiteux', comme on imagine que peuvent l'être les pas de danse d'êtres élémentaires, d'êtres de la nature !
    Comme une danse qui irait en s'emballant !

    Il y a complémentarité entre le sujet qui l'inspire et son activité créatrice : à force de 'travailler' cette rencontre, le poète est devenu créateur d'images affinées et rythmées au fur et à mesure de ses recherches
                                                                          
    * Conclusion :                            
                                         Baudelaire recherche par tâtonnement successifs et caractérise un Idéal, ayant exclusivement le caractère de la féminité. Mais une féminité remplie d’ambiguïtés. Cette recherche de l'idéal se ferait dans le dynamisme :  une lutte « sinistre » et  « enivrante » qui inspire le « nocturne », le « sombre », mais qui est à la fois mystérieuse comme la lune.
    Le processus de création visible dans ce poème est à rapprocher de ce que dit Rimbaud dans sa 'lettre dite du voyant' p. 438 et 439, surtout après la ligne 31.

      « Désir de peindre » n'est pas sans rappeler « A une passante », extrait de « les fleurs du mal », un livre du même auteur écrit en 1861. Dans cet extrait Baudelaire joue avec la forme du sonnet pour dire la beauté moderne : un éclair avant la nuit, une brève rencontre et puis l'absence. Il s'agit également d'une brève rencontre, « une belle chose regrettable ».
    Dans « Le désir de peindre » le poète décrit le souvenir de cette femme au présent ce qui marque l'importance de l'instant passé, et donne l'impression que la femme se trouve à nouveau devant lui, comme si il revivait ce moment puissant. Le regret de cet instant est soutenu par le fait que l'auteur parle à la première personne, utilisant le registre lyrique.

                                                                                         Sohela Rubina Richard

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